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Baptiste Morizot : « Pour guérir les rivières, il faut changer nos relations avec elles »

https://www.rtbf.be/article/baptiste-morizot-11463954

Comment repenser notre rapport à l’eau ? C’est la question que se posent Baptiste Morizot et Suzanne Husky dans leur dernier ouvrage « Rendre l’eau à la terre » (Actes Sud). Pour mieux gérer les liens entre l’eau et la terre, ils nous invitent à nous inspirer de l’exemple des… castors : selon eux, le castor est un véritable « ambassadeur » du changement de nos rapports à l’eau. Ils rappellent, ce faisant, que la nature, par son action, génère des bénéfices, souvent invisibles, aux sociétés humaines.

Réparer le monde, c’est le cœur de vos préoccupations de philosophe ?

Ce que j’aime dans cette formule, c’est l’approche artisanale, la compréhension artisanale de la création, de la pensée. Et puis c’est l’idée que le monde nous arrive abîmé. Enfin, c’est aussi le projet de changer le monde. Et c’est une manière probablement très réaliste de le changer. En tout cas, c’est la plus réaliste que j’ai trouvée.

La philosophie a pour tâche de réparer et de transformer la vie ?

Je ne sais pas quelle est la tâche de la philosophie. Depuis 25 siècles, elle a joué tous les rôles. En tout cas, c’est un rôle qui m’anime moi et où je me sens capable d’agir.

Les castors sont parfois perçus comme des nuisibles. Vous les qualifiez de « guérisseurs », de « faiseurs de monde ». Qu’est-ce que vous répondriez aux agriculteurs qui se plaignent des dégâts occasionnés par les castors ?

Ce qui est important, c’est de reconnaître l’ambivalence dans nos relations avec le monde vivant. Il y a des nuisances locales, qui sont réelles, mais la vraie question est : quelle est l’ampleur de l’invisible, en l’occurrence quelle est l’ampleur des effets invisibles de l’activité des castors sur les milieux ? Dans toute une série de contextes c’est très net et ça a été largement documenté : face au changement climatique, le castor est un allié précieux. Face aux sécheresses, aux inondations, aux feux et à l’érosion, l’activité spontanée des castors régénère les milieux et nous permet d’atténuer ces grandes turbulences qui vont arriver en masse dans les années qui viennent.

Ou qui sont déjà là…

Ou qui sont déjà là pour beaucoup d’entre elles, en effet. Comprendre la balance entre les nuisances et les effets potentiellement désirables change la nature de la conversation que nous avons avec le vivant. 

Mais ces effets potentiellement désirables sont aussi invisibles, dites-vous.

Exactement. C’est ça le drame : les nuisances sont locales et spectaculaires et les bienfaits sont invisibles mais massifs. Dans cette perspective, ce qui devient important, à mon sens, c’est de rappeler que dans l’ambition d’une cohabitation, les humains, en particulier aux Etats-Unis où ils sont en contact avec le castor depuis longtemps, ont inventé des techniques pour arriver à se partager l’espace sans subir les dommages majeurs du castor.

Comprendre la balance entre les nuisances et les effets potentiellement désirables change la nature de la conversation que nous avons avec le vivant

Ce que vous nous apprenez aussi, c’est que le castor crée de l’eau… Comment?

Ça a l’air d’être un tour de magie parce que quand la rivière est drainée, une goutte d’eau qui tombe avec la pluie se retrouve très vite dans la mer. Si la vie multiplie les dispositifs pour la ralentir, son temps de résidence sur la Terre augmente. Et donc, à un moment donné, il y a toujours plus d’eau dans les milieux, face aux sécheresses en particulier. Il y a des effets de ralentissement qui permettent aux vagues de crues d’arriver moins vite sur les infrastructures humaines en aval.

Vous parlez beaucoup dans votre livre de cette fonction de ralentissement que nous offre le castor. Et vous placez cette question entre parenthèses : « Qui voudrait vivre dans une pure vitesse ? »

Cette question du ralentissement se répercute dans cette phrase que je trouve bouleversante de Joe Wheaton et de ses collègues sur comment penser la santé d’un milieu rivière. Et ils disent que dans un milieu rivière, l’inefficacité dans l’acheminement de l’eau est souvent un gage de santé. On ne peut pas ne pas entendre l’écho profond sur nos vies. Bien sûr, il faut d’abord l’entendre au sens hydraulique. L’efficacité hydraulique consiste à optimiser la vitesse par laquelle un flux d’eau va d’un point A à un point B. Et en fait, de manière plus générale, nous sommes obsédés par l’efficacité des flux. C’est l’histoire de nos autoroutes, de nos métros, de nos e-mails. C’est une belle leçon pour nous, modernes, obsédés par l’optimisation des flux. Le corps humain, par exemple, ne fonctionne que parce que la vie l’a doté de la capacité à rendre inefficace l’acheminement de l’eau en lui. C’est la même chose pour les rivières et pour les milieux de fond de vallée. Et donc c’est une manière aussi de comprendre ce qu’on a fait aux rivières et à nos milieux. Les milieux sont soumis à une dysenterie systématique depuis deux siècles de pensée aménagiste. 

L’inefficacité dans l’acheminement de l’eau est souvent un gage de santé. On ne peut pas ne pas entendre l’écho profond sur nos vies

Vous parlez d' »ouvrage castor » et non pas de « barrage ». La nuance est importante ? 

La nuance est importante, en effet. Un barrage humain, c’est généralement du béton. Et ce béton stoppe l’eau. L’originalité des castors, c’est qu’ils vont déposer le bois dans l’eau parallèlement au flux. De l’extérieur, quand on observe un barrage de castors, on voit un chaos de branchages. Mais si vous regardez attentivement la structure architecturale, il y a souvent beaucoup de bois qui est parallèle au cours d’eau, et non perpendiculaire. Pourquoi font-ils ça? Parce que la vocation de la structure est d’accompagner l’eau au ralenti, et non de l’arrêter. Si jamais vous mettez du bois face à l’eau, en perpendiculaire, la crue l’arrache très facilement et cela produit des effets de discontinuité. A l’inverse, si vous mettez le bois parallèlement au cours d’eau, l’eau est accompagnée au ralenti. C’est comme une chevelure après la pluie ou après la douche. L’enjeu, c’est le ralentissement dynamique. Il y a ainsi toute une série de finesses dans l’écologie de l’ouvrage du castor qui est diamétralement opposé aux barrages humains dans ses usages industriels ou énergétiques.

Vous dites que nous avons fait régresser les rivières. En quel sens ? 

Quand on se réfère à l’histoire longue, au temps profond des rivières, à l’évolution de leur complexité, on se rend compte que, dans beaucoup de contextes, en les privant des forces vivantes qui les enrichissent, on les a fait régresser parfois de millions d’années par rapport à leur richesse potentielle.

Et vous montrez aussi qu’il y a eu coévolution pendant des millions d’années entre le castor et les rivières…

Ce qui permet de comprendre l’idée de temps profond, c’est l’idée de coévolution. Les rivières ont une histoire, une histoire dans laquelle elles se sont tissées avec des grandes forces. Et ces forces sont architecturales. Le castor est vraiment un ambassadeur de cette construction. Mais en vérité, la grande force de complexification des rivières, bien avant les castors, ce sont les cycles végétaux, c’est la forêt. Dans l’hémisphère nord, les premières formes de forêt ont des centaines de millions d’années. Elles ont nourri et complexifié les rivières. Elles ont fait des habitats. Parallèlement, dans les usages humains de la terre dans l’hémisphère nord, en Europe occidentale en particulier, on a, à l’échelle d’un millénaire, déforesté massivement les milieux et quasiment éradiqué les castors. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut remplacer les villes et les champs par des castors et des forêts. Il s’agit de se rappeler de ce dont a besoin une rivière pour être en santé et contribuer à abriter la vie. Aujourd’hui, la plupart de nos rivières sont malades. Pour guérir les rivières, il faut changer nos relations avec elles.

Il ne s’agit pas de dire qu’il faut remplacer les villes et les champs par des castors et des forêts. Il s’agit de se rappeler de ce dont a besoin une rivière pour être en santé et contribuer à abriter la vie

En commençant par changer notre manière de les voir ? 

Une rivière n’est pas un simple trait bleu sur une carte. Ce trait bleu sur la carte est le produit d’un effort concerté de quelques siècles, qui s’est accentué au 19ème siècle et au 20ème siècle essentiellement, par les usages agricoles, industriels et urbains. C’est le produit concerté d’un corsetage des rivières, c’est-à-dire d’une tentative de les pousser dans le plus petit espace possible pour pouvoir prendre la terre.

Baptiste Morizot est l’invité de Pascal Claude dans « Dans quel Monde on vit« .

https://www.pourlascience.fr/sd/ecologie/regeneration-des-rivieres-redonner-vie-a-l-eau-pour-un-monde-plus-resilient-27163.php

https://reporterre.net/Baptiste-Morizot-et-Suzanne-Husky-Le-castor

Baptiste Morizot est maître de conférences en philosophie à l’université d’Aix-Marseille.

Suzanne Husky, artiste et paysagiste. En peignant et en contant l’histoire de ces animaux, elle contribue à les replacer au centre des enjeux environnementaux.

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