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21 févr. 2024 Par Luc Noël La Une
Cœur : des passionnés sauvegardent des anciennes variétés reproductibles dont les graines sont librement partagées. Pique : les multinationales de la semence privatisent le vivant en déposant des brevets leur réservant des droits exclusifs sur des variétés de plantes.
Une page arrachée dans un vieux magazine, un élastique, la mention du nom de la variété et de l’année de récolte… Ces graines partagées ne permettent pas seulement la sauvegarde des variétés régionales. Elles créent aussi du lien social. © Luc Noël
Chaque année, au sortir de l’hiver, lorsque les jardiniers préparent la nouvelle saison au potager et débutent leurs premiers semis, le Foyer culturel de la commune de Doische, au sud de la province de Namur, organise un partage de graines (voir notre reportage ci-dessous) qui rencontre un beau succès. Le principe est simple : les graines de légumes qui ont pu être récoltées au potager sont échangées gratuitement entre les participants au fil de la matinée. Outre les semences, c’est également toute l’expérience de la culture des plantes qui est partagée lors cette rencontre conviviale.
Entrer en résistance
Récolter des graines de laitues, de poireaux ou de choux implique de faire l’impasse de la consommation et de laisser la plante sélectionnée au potager accomplir tout son cycle végétatif. La récolte des graines, leur nettoyage et leur emballage demandent ensuite du temps et du soin. Les semences sont bien sûr destinées aux nouveaux semis, mais les jardiniers, de plus en plus nombreux à produire leurs graines, réservent désormais une part de leurs récoltes au partage. Les grainothèques se multiplient, au même titre que les bourses d’échange. Ces initiatives sont autant d’actes de résistance par rapport à l’évolution des semences. Non seulement la diversité s’est considérablement réduite au fil des dernières décennies, mais de plus en plus de variétés ne sont plus reproductibles. Pour une nouvelle culture, il faut racheter ces semences aux producteurs qui, au fil des fusions et acquisitions, sont devenus de gigantesques multinationales.
Comment conserver les semences récoltées au potager pour préserver au mieux leurs qualités germinatives ? Placées dans un bocal de verre fermant hermétiquement, les graines ne craignent pas l’humidité. Les bocaux sont rangés dans un local frais. © Luc Noël
Un exemple » Pique » : le poivron breveté de Syngenta
Ses quartiers généraux sont établis en Suisse. Son chiffre d’affaires en 2022 : 33,4 milliards de dollars. Syngenta est le géant mondial de la semence et de la protection des cultures. Présente dans 90 pays avec 30.000 employés, la firme est notamment le leader de la production de graines de poivrons doux cultivés sous serre. En mai 2013, Syngenta a obtenu le brevet EP2140023 auprès de l’Office européen des brevets. Est ainsi protégé dans 38 pays un poivron résistant aux aleurodes, les mouchettes blanches qui infestent les serres. Or, ce poivron a été obtenu en croisant un poivron sauvage originaire de la Jamaïque, dont la semence est préservée dans une banque de graines du service public aux Pays-Bas, avec un poivron commercial. Cette obtention conventionnelle, sans génie génétique, ne correspondait pas aux critères d’obtention d’un brevet. Mais les grands groupes disposent d’importants moyens juridiques.
Les poivrons doux constituant une culture industrielle, la sélection produit des variétés hyperspécialisées afin de correspondre aux particularités techniques des producteurs partout dans le monde. © Getty Images
Durant dix ans, une large coalition d’associations s’est opposée à ce brevet pour finalement se voir signifier en 2023 un rejet de sa procédure. Quiconque voudrait aujourd’hui utiliser le poivron sauvage résistant de la Jamaïque pour une nouvelle sélection, bien que la plante soit conservée par le service public, pourrait voir son travail tomber sous le coup du brevet controversé de Syngenta. Les associations poursuivent toujours la dénonciation de cette privatisation de la biodiversité.
Parfaitement calibrés, à couleur uniforme sur l’ensemble du fruit, sans la moindre tache ou blessure, luisant sous la lumière, les poivrons des supermarchés sont le symbole d’une production horticole dénaturée par la standardisation à l’échelle mondiale. © Getty Images
Un exemple » Cœur » : l’oignon de Terassac
Dans l’Hérault, le maraîcher Yves Giraud est confronté au remplacement par une variété protégée du traditionnel oignon des Cévennes qu’il avait l’habitude de semer. Il reçoit alors un oignon cultivé depuis 50 ans par un jardinier du village voisin qui le tenait de son père. Il doit s’agir de l’oignon de Terassac, la variété locale que l’on pensait disparue. Yves Géraud court le pays à la recherche d’autres personnes cultivant encore cet oignon. Il le trouve dans un hameau chez une dame âgée. Il récupère aussi auprès d’un jardinier de vieilles graines qui lèvent in extremis. En 2009, Yves Giraud dispose de cinq souches différentes qui sont depuis multipliées et préservées grâce au collectif » Les Semeurs du Lodévois-Larzac « . Cette association a pu sauver de nombreuses variétés potagères locales qui sont partagées lors d’une bourse annuelle d’échange de graines et de plants.
Les variétés locales de population disparaissent, car leur hétérogénéité ne permet pas de les inscrire au catalogue officiel des espèces et variétés. Elles sont donc interdites à la vente, mais rien n’empêche le partage entre jardiniers amateurs. © Wikipedia Commons
Les variétés de population, des trésors pour la recherche
L’oignon de Terassac ressemble à l’oignon des Cévennes, mais il est plus piquant et se conserve mieux, jusqu’en avril-mai. Ce gros oignon de 200-300 g, facile à éplucher en le frottant entre les mains, est ce qu’on appelle une variété » population « . Contrairement aux variétés modernes qui sont des clones génétiques aux caractéristiques normées, il présente une hétérogénéité. Tous les individus ne sont pas identiques, ce qui assure une évolution par rapport aux variations de l’environnement. Cette variabilité génétique peut permettre d’obtenir des variétés plus résistantes aux sécheresses et autres aléas du réchauffement climatique. Voilà pourquoi la conservation des variétés locales est un enjeu essentiel pour la recherche. Une motivation de plus pour les semer et les partager.
Au partage de semences organisé dans la commune de Doische, une jardinière offre les graines de ses tomates simplement déposées sur du papier absorbant. Il suffit de découper le nombre de graines souhaitées avec une paire de ciseaux. © Luc Noël